Eric Julien :
Lors de notre voyage de retour vers Bogotá, une autre surprise nous attend, mais pas celle que nous imaginions. […] Avant que l’avion décolle, une hôtesse nous avertit que le commandant de bord a ordonné que nos trois amis Kogis soient débarqués : « Car ils n’ont pas de chaussures, et leur aspect ne leur permet pas de rester dans cet avion… » Est-ce que ce sont les hôtesses qui l’ont convaincu ou s’est-il rendu compte que les Kogis ne sont pas seuls ? Il finit par revenir sur sa décision et nous décollons.
Gentil, métis colombien, d’habitude si calme, est dans un état de colère rare. Il veut parler au commandant, lui demander des explications. Impossible. D’ailleurs, dès l’atterrissage, il disparaîtra rapidement. […] Pendant tout le vol du retour, Gentil me parlera comme il parle rarement, avec émotion. Lui, d’habitude si serein, est triste, triste et furieux. Les deux vols jusqu’à Bogotá puis Santa Marta suffiront à peine pour qu’il recouvre son calme.
Dans la Sierra, comme dans de nombreux territoires indiens, les Kogis luttent pour maintenir l’équilibre de la terre par le biais de rituels et de connaissances spécifiques qui permettent aux hommes d’appréhender les règles de la nature, d’apprendre à les connaître et à les respecter. Ils luttent comme ils peuvent pour rester indiens, dans leurs diversités, sur des terres indiennes, supportant en silence les jugements de valeur, les regards condescendants de la société occidentale qui, non contente de les reléguer dans les zones les plus difficiles ou inhospitalières les menace d’éradication, réduisant les derniers survivants à la mendicité et à la dépendance.
Pendant ce temps-là, cette société occidentale, prétendument “civilisée”, au nom du développement, de façon aveugle et inconsciente, travaille à la disparition de la planète. Quelle est cette société occidentale, noyée sous des études, des expertises, saturée de centres de recherches universitaires, d’études ou d’analyses de haut niveau, qui refuse de voir et d’entendre ce qui compose son environnement, qui se contente d’utiliser ce qu’elle y trouve et de le jeter en fonction de ses besoins ? Que lui a apporté l’exploration de l’espace à la recherche de nouvelles formes de vie, sinon l’opportunité de pouvoir les détruire, si tant est qu’elles existent, puisqu’elle ne comprend pas et détruit systématiquement toute vie sur terre, jusqu’à sa propre vie ?
Sachant cela, on peut être sûr que nous ne pourrons pas apporter grand-chose de bon à d’éventuelles formes de vie que nous pourrions découvrir sur d’autres planètes. Quelle est cette société occidentale qui dispose de connaissances, mais qui refuse de reconnaître et de rencontrer les savoirs et les connaissances des communautés indiennes, cette société qui, au nom d’une prétendue “civilisation” ou “développement”, se permet de marquer les autres, les Indiens, de l’étiquette de “sauvages” ou d’“archaïques” ?
Quelle erreur et quel aveuglement, car être sauvage pour les Indiens, ce n’est rien d’autre qu’être libres. L’homme capable d’établir une relation avec son frère l’arbre, avec son frère le fleuve, son frère l’air et toutes les formes de vie qui composent son environnement, qui est à même de comprendre et d’entendre la richesse et la densité du silence est libre. S’ils n’avaient pas à subir la pression et le dénigrement de nos sociétés modernes, les Indiens pourraient sûrement vivre “sauvagement” heureux.
L’homme occidental ne se rend pas compte qu’il est lui-même un sauvage, avec la liberté en moins. La ville n’est rien d’autre qu’une jungle, celle du développement. On y rencontre la contamination, la pollution, le bruit incessant, la violence, on y rencontre aussi le métro, qui ressemble à l’Anaconda sacré de nombreuses communautés indiennes. Dans ces villes, il suffirait de couper l’énergie une heure pour que cela tourne au désastre et au chaos.
Dans ces villes, on trouve des espèces de grottes où vivent et travaillent des hommes des cavernes développés, on rencontre des millions d’esclaves, victimes de leurs propres développements, des esclaves qui ne peuvent faire un pas sans rendre hommage à leur dieu, l’argent. Si c’est ça, l’homme moderne et développé, un esclave, un esclave de lui-même, soumis à l’argent comme l’étaient les esclaves à leur maître, au temps de la traite des Noirs, alors je préfère rester auprès des Kogis un sauvage sous-développé.
Et que dire du cannibalisme ? Jour après jour, dans ses mots, ses comportements, au travail, dans l’entreprise, l’homme moderne est un cannibale. Quel est l’homme qui ne désire pas prendre la place de l’autre, avoir une meilleure position sociale que lui ? Quelle est l’entreprise qui ne rêve pas d’être la première, qui ne souhaite pas acheter ou faire disparaître ses concurrents ? Non seulement, c’est du cannibalisme, mais c’est une forme de cannibalisme impitoyable, vorace, cruel.
Quelle tristesse de voir l’usage que nous faisons de notre intelligence, ces énergies, ces compétences que nous mobilisons pour augmenter nos capacités de destruction ! Le paradoxe est le suivant : alors que les communautés indiennes encore porteuses de savoirs traditionnels luttent gratuitement, de façon désintéressée, pour tenter de sauver ce qui peut l’être de la planète, les sociétés modernes luttent pour sa destruction… Peut-être serait-il temps de regarder un peu en arrière pour que nous puissions nous aussi retrouver notre mémoire ?
À écouter Gentil, nous serions acteurs d’une société primitive devenue folle. Et les derniers hommes, reclus volontaires de notre folie, observeraient notre naufrage. Étrange renversement de perspective qui voudrait que ceux que nous pensons primitifs soient les plus civilisés, et nous qui nous pensons civilisés soyons les vrais sauvages.
Extrait du livre : KOGIS, Le message des derniers hommes, Editions Albin Michel