Voici une histoire de rêves étranges racontée par Guy Breton dans le Tome 2 des “Histoires magiques de l’histoire de France” qui a été écrite par Henryk Sienkiewicz lui-même, l’auteur de "Quo vadis ?", et par Anton Niedermeier qui l’a publiée dans ses Souvenirs.
En juillet 1901, les familles en villégiature à Biarritz pouvaient voir, chaque jour vers midi, un élégant quinquagénaire promener, au milieu des cabines de baigneurs, un regard profond, une barbiche soignée et une mélancolie venue de toute évidence du nord de l’Europe.
Les dames et les demoiselles, sous leurs ombrelles, le considéraient avec une curiosité insistante. […] Le personnage les fascinait. N’avaient-elles point là, devant les yeux, à portée de la main même, le célèbre romancier polonais Henryk Sienkiewicz, auteur de Quo vadis ? roman traduit en vingt-deux langues et dont l’adaptation française, sortie en librairie un an plus tôt, en juin 1900, atteignait déjà le tirage de 100 000 exemplaires, chiffre extraordinaire pour l’époque ?
Le prestige dont jouissait l’écrivain était si grand qu’aucune de ses ferventes admiratrices n’aurait eu l’audace de lui adresser la parole, même pour lui bredouiller le plus insipide compliment.
Or, ce que les Françaises, à leur grand regret, n’avaient pas le courage de faire, une Anglaise l’osa. C’était une charmante jeune fille blonde aux yeux myosotis. Un soir, dans le hall de l’hôtel où il était descendu, elle l’aborda et lui dit qu’elle avait lu Quo vadis ? et en avait été bouleversée.
Sienkiewicz, ravi et un peu troublé, l’invita à boire une tasse de thé. Ils se revirent le lendemain, puis tous les jours suivants et prirent l’habitude de se promener ensemble.
Un matin, le romancier dit à la jeune miss :
— Je n’ai pas l’habitude d’attacher de l’importance aux songes, mais j’ai fait cette nuit un rêve étrange qui me laisse une impression de malaise dont je ne peux me débarrasser… Je me trouvais dans une rue où il y avait un corbillard derrière lequel se tenait un jeune homme blond aux yeux très clairs, vêtu d’un costume bleu à boutons de métal. Je le revois très distinctement…
— Vous parlait-il ?
— Non. Il me souriait en me regardant fixement et m’invitait d’un geste à monter dans cette voiture des morts… Je me suis réveillé très oppressé…
La jeune Anglaise s’intéressait aux sciences métaphysiques. Il lui arrivait même, lorsqu’elle était à Londres, d’aller écouter les conférences faites par des membres de la Society for Psychical Research. Elle conseilla au romancier de noter son rêve sans en omettre le moindre détail.
— Peut-être, dit-elle, a-t-il une signification que vous découvrirez un jour…
Docilement, Sienkiewicz suivit le conseil de son amie. Le lendemain matin, lorsqu’ils se retrouvèrent sur la plage, la jeune miss remarqua que l’écrivain paraissait préoccupé. Elle le questionna.
— Vous n’allez pas me croire, dit-il, mais j’ai fait cette nuit le même rêve qu’hier. Le jeune homme que je vous ai décrit, vêtu de façon identique, m’invitait en souriant à monter dans un corbillard. Je reculais, mais il avançait vers moi et tendait la main pour m’agripper… C’était horrible ! Je me suis réveillé en sueur. Croyez-vous que cela annonce que je cours un danger ?
La jeune fille le rassura, disant qu’il était bien difficile de savoir quand on avait affaire à un rêve prémonitoire et que les spécialistes étaient incapables de se prononcer. Puis ils parlèrent d’autre chose.
Mais le lendemain matin, lorsque la petite Anglaise sortit de son hôtel, elle trouva Sienkiewicz encore plus déprimé que la veille.
— Que vous arrive-t-il ? Ne me dites pas que vous avez encore fait le même rêve ?
— Si ! Exactement le même ! C’est épouvantable et ce corbillard me hante. Je sais que je vais y penser toute la journée, comme hier et comme avant-hier.
La petite Anglaise lui prit le bras.
— Aujourd’hui, je ne vous quitte pas […] et ce soir, nous dînerons ensemble.
À minuit, lorsqu’ils se quittèrent, Sienkiewicz souriait.
— Merci ! Grâce à vous, je crois que je vais passer une nuit sans cauchemar…
Le lendemain, à huit heures, la jeune fille était devant la porte de l’hôtel du romancier, un peu anxieuse.
— Alors ?
— Fini ! J’ai rêvé de vous !
Sienkiewicz resta encore quelque temps à Biarritz sans que son étrange rêve revînt le tourmenter. Puis un soir, il fit de tendres adieux à la petite Anglaise et prit le train pour Paris où l’on préparait une adaptation théâtrale de Quo vadis ?
Là, il s’installa dans un hôtel de la rue de Rivoli. Vers midi, il voulut aller déjeuner, quitta sa chambre et se dirigea vers l’ascenseur. La cabine était justement à l’étage et le liftier tenait la grille ouverte.
Sienkiewicz s’arrêta horrifié ; le garçon, un adolescent blond aux yeux clairs qui le regardait fixement en l’invitant à entrer dans l’ascenseur, était le personnage qu’il avait vu en rêve. Même costume bleu, mêmes boutons de métal, même sourire étrange, même geste de la main…
Épouvanté, l’écrivain fit demi-tour et se précipita vers l’escalier qu’il descendit en courant. Arrivé au rez-de-chaussée, il entra dans la salle de lecture et se laissa choir dans un fauteuil.
À peine s’y trouvait-il qu’il entendit un fracas si épouvantable qu’il perdit connaissance. Quand il revint à lui, des gens couraient dans le hall et un employé lui apprit que l’ascenseur venait de s’écraser sur le sol.
Il se leva, se fraya un passage dans la foule et vit des corps étendus sur le tapis. Au milieu d’eux, il reconnut tout de suite celui du liftier blond au costume bleu orné de boutons de métal…
Sources :
- Histoires magiques de l’histoire de France, Tome 2, page 172 à 174, Editions France Loisirs, 2000.
- Anton Niedermeier, Souvenirs.
- Aimé Michel, Naissance de la science des rêves, in Le Mystère des rêves, Ed. Planète.
- Hervey de Saint-Denys, Les Rêves et les moyens de les diriger, Ed. Tchou.
- Steven et Monfang, Le Dossier fantastique du rêve, in Le Mystère des rêves, Ed. Planète.